Jeudi
15 heures, sur le bateau, pas un heurt, pas un mot. Le calme règne à bord, le
bateau vidé de ses passagers, nombreux hier à se presser, sur le seuil du marchepied,
qui mène directement, en deux temps, 3 mouvements, dans l’hélico, puis dans les
airs, puis à nouveau, en un saut, à terre. 130 il y a 36 heures, nous étions à
midi une petite vingtaine à déjeuner, d’un kilo chacun de ce délicieux magret,
coincé entre des pommes paillassons, et un lit de cresson (enfin d’haricots).
Cette grande journée tranquille fait très plaisir après 3 jours bien remplis
côté médical. En effet, lundi matin, débarque à l’hôpital un campagnard d’été,
le visage tordu de douleur. Le faciès vultueux, congestionné par la souffrance.
Hummm,… il faudra plonger dans la pharmacie sous clef pour soulager le bougre.
Enfin…, jusqu’au déjeuner, quand entre
la poire et le fromage (pour de vrai), on m’appelle car le coco gigoterait dans
tous les sens sur sa bannette. En effet, cette fois, j’ai l’impression qu’il va
dégonder sa couchette tellement il tressaute. Pas besoin de réfléchir
longtemps, il faut employer une méthode plus radicale. J’arpente en effet le
pont G avec sous le coude différentes ampoules en verre qui font cling clang et
signalent mon arrivée, des tubulures, des flacons, des bouts de ficelle pour
suspendre ces perfusions et lui permettre de rester dans sa cabine. C’est aussi
l’occasion de quelques travaux pratiques pour utiliser mon automate de
biochimie, l’échographe…De quoi s’occuper sans trop se crisper car ces
différents examens nous permettent de s’assurer de la bonne vitalité du
collègue.
Simultanément,
toutes les petits consultations de bord reprennent, en même temps que la mer
s’apaise, les passagers sortent progressivement de leurs cabines, comme autant
de rescapés. Certains se remettent même à faire différents bricolages sur leurs
appareils techniques en vue de la prochaine escale à Amsterdam. Ce qui me
vaudra un appel en urgence pour me rendre dans la cabine d’un blessé du
doigt ! On grimpe les escaliers au petit trot pour découvrir un grand
gaillard, étendu dans sa bannette, inconscient, les bras en croix et les pieds
dans une petite tache de sang. Son camarade de chambre et moi blêmissons à
l’unisson puis nous ruons sur l’asticot. Ouf, il respire et après une ou deux
frictions, reviens à lui…pas trop tôt ! Un bête malaise vagal à la vue du
sang, s’échappant, lentement, d’une blessure au doigt, pas plus grosse qu’un
petit pois. Pas si facile de rester stoïque sur ce bateau, loin de tout.
En
attendant les affaires courantes continuent à l’hôpital car c’est le moment
adoré des inventaires. En effet, nous revenons dans une semaine environ à La
Réunion, il faut donc que j’envoie mes commandes, afin de pouvoir ravitailler
la pharmacie du bord. C’est toujours acrobatique car le bateau ne reste pas
plus de 3 ou 4 jours à quai avant un nouveau départ, cette fois-ci vers
Singapour. Pour établir ces commandes, je dois être rigoureux. D’abord
m’assurer que les inventaires (gérés par informatique, ouf !) sont justes.
Donc, hop ! Un petit saut dans la minuscule pharmacie : autant dire
un cagibi dont les 3 murs sont recouverts d’étagères chargées à ras-bord de
médicaments. Dans un espace très réduit, les bricoleurs précédents ont réussi à
faire tenir le stock d’une vraie garnison. Pas facile donc de dénicher LA boîte
qu’on recherche dans une case qui en contient une 50aine. Les inventaires sont
toujours un moment désagréable, où, souvent à 4 pattes (les étagères basses
sont les plus remplies), on farfouille, balloté par le roulis du navire, gêné
par l’atmosphère surchauffée de cette petite pièce borgne. D’incessants allers
retours entre l’ordinateur et la pharmacie sont nécessaires, et au fil du
temps, la démarche est moins sûre, on se sent un peu nauséeux puis carrément
blanc, puis on cherche un haricot ou l’étagère du vogalène si on a été plus
prévoyant…Burp ! (ça y est vous avez le mal de mer ?). Bon…c’était la
première étape…Maintenant il faut encore « purger les périmés »,
c'est-à-dire établir la liste des médicaments périmés, les trouver puis les
extraire de la pharmacie et enfin valider l’opération sur l’ordinateur. Ensuite
(oui, c’est un peu long), on va identifier les « bientôt
périmés » : les médicaments encore valables au moins 6 mois que l’on
pourra revendre à la pharmacienne ! Même opération, puis il faut aussi les
purger du logiciel. Enfin, et c’est là que le miracle de l’informatique
intervient, il ne reste plus qu’à cliquer sur « établir une
commande », un bouton magique qui va générer automatiquement la commande
en fonction du stock nouvellement mis à jour et du stock idéal qu’on lui a
indiqué à chaque fois qu’on a enregistré une nouvelle molécule dans son
répertoire. Bon ça n’a l’air de rien, mais j’ai toujours un frisson quand la
barre « création de votre commande » se remplit doucement. L’effroi
que ça ne fonctionne pas…Enfin, ça marche pas mal, et hop me voilà avec la
nouvelle commande. Bon il faudra encore quelques étapes pour éliminer les
coquilles (il y en a quand même) puis différencier les produits usuels des
hospitaliers et envoyer mes deux bons de commandes à la pharmacie en ville et à
l’hôpital. Une bonne chose de faite !
Nous
voilà donc mardi, un peu tard dans la soirée. Je dois encore préparer mes
petites affaires ainsi que rassembler tous les cartons pour l’hôpital
d’Amsterdam, car nous arrivons enfin au seuil de notre 3ème et
dernière étape : l’île de la Nouvelle Amsterdam comme la qualifie une
appellation un peu désuète.
Mercredi
matin, après un lever très matinal, me voici sur la DZ, attendant mon taxi
aérien. L’équipe logistique est au grand complet, arborant leurs pulls et
manteaux aux couleurs des TAAF avec leur fonction inscrite au dos, comme une
équipe de foot. Toujours les mêmes procédures, la même partition cent fois réécrite…Chacun
connaît sa partie par cœur : sortir l’hélico du hangar, lui refixer ses
pâles, faire le check up complet, décaler les garde-fous de la plate-forme de
décollage, installer le système de décontamination des chaussures
(biosécurité), frotter les manteaux, brosser les scratchs, enfiler les gilets
de sauvetage autogonflant, attendre par groupe, lancer le monomoteur de
l’hélicoptère, attendre deux minutes, surveiller le signe du mécano hélico qui
nous demande de nous installer à bord, attendre encore deux minutes la
préchauffe, et, …enfin,… décoller ! Ensuite, tout va incroyablement vite,
comme si le temps s’était longuement préparé, concentré pour ensuite produire
une accélération fabuleuse, digne d’un sprinter : on s’arrache de la DZ, le
bateau devient ensuite minuscule, l’hélico grimpe tout en reculant et en
amorçant une grande courbe en direction de la base…30 secondes de vol en ligne
direct, puis ralentissement, descente, stabilisation, atterrissage ; une
équipe sécu nous attend, ouvre les portes, nous aide à descendre, récupère nos
sacs, nous conduit à l’écart, récupère nos gilets, nous rend nos paquets…tout
ça sans une parole car le bruit du moteur couvre tout et le vent généré par les
pâles rajoute encore au vacarme. Puis, instantanément, ce tumulte violent
s’évanouit en une seconde. Le calme revient, comme si un ouragan nous avait frôlés
puis avait repris sa course un peu plus loin. Enfin, on peut relever la tête et
découvrir où l’on est. Aller saluer les îliens, essayer de reconnaitre leurs visages,
admirer les longues barbes des plus anciens sur base (sorte de tradition
immuable). Mais bon, de mon côté, pas trop le temps de savourer ou traînasser
car le compte à rebours a débuté : en effet, avec Joëlle, qui m’attend sur
base, nous avons 2 heures chrono pour : - soigner la molaire d’un marin
malgache qui m’a accompagné pour ça sur la base, - regarder ensemble l’état des
doigts d’un marin réunionnais, récupéré à Amsterdam depuis son bateau de pêche,
qui s’est salement amoché deux phalanges - et tenter de réparer un automate de
cytologie sanguine. Rude programme !
On
attaque par la dentisterie…scène très cocasse sous les yeux médusés de notre
patient. En fait, je crois qu’avec Joëlle nous comptions respectivement
beaucoup sur l’autre pour gérer cette vilaine pulpite aigüe. Je pensais qu’elle
avait eu l’occasion en 3 mois de pratiquer pas mal de dentisterie et elle
pensait sans doute que j’avais fait au moins un mois de stage en métropole.
Double erreur ! Et nous nous retrouvons tous les deux ce matin bien
embarrassés devant le marin souffrant et les multiples boites d’instruments,
les commandes du fauteuil dentaire, les innombrables fraises, aux tailles,
formes et utilisations variées…Notre patient doit nous trouver peu
convaincant ! Enfin, à force de patience et de fouilles, on trouve les
instruments qui nous intéressent. On sollicite aussi les conseils téléphoniques
de Philippe, notre collègue à Crozet, bien plus à l’aise que nous en
dentisterie. Nous voici donc après une bonne demi-heure d’installation, prêt à
faire des clichés rétro-alvéolaires, puis pendant qu’un les développe, l’autre encastre
les bonnes fraises sur les bons socles : turbine et micromoteur. Puis, enfin, je m’assieds, bien calé, et aidé
de Joëlle pour la bonne exposition de la dent. Anesthésie… Puis, un miroir dans
une main, la fraise dans l’autre, je pars à l’attaque de l’émail ! C’est
comme un TP de Techno quand il faut souder des composants sur une carte
électronique : il faut bien s’installer, se concentrer et bien viser…On suit
donc à la lettre le protocole de Philippe : trépanation, désinfection de
la chambre pulpaire, pulpartrol, ciment d’obturation…Bon ça a l’air
d’aller ! Il nous aura fallu presque deux heures quand même ! Et bien
sûr l’appui d’un vrai dentiste pour les soins définitifs, au retour à la
Réunion.
Hop,
Joëlle saute dans l’hélico pour aller me remplacer sur le bateau ; j’irais
donc revoir la main du marin tout seul pour lui donner mon point de vue. Quant
à l’appareil de biologie, en fait c’est un modèle que je n’ai pas à bord et
suis donc bien peu inspiré pour trouver l’origine du problème !
Il
me reste donc un peu de temps avant le déjeuner pour me dégourdir les pattes,
sentir l’odeur des arbres (les seuls du subantarctique), et passer saluer les
otaries, encore nombreuses ici. Vient ensuite le repas, toujours fabuleux à
Amsterdam : nous avons droit en effet à une montagne de langoustes et de
poissons frais ! Une sacrée curée ! Avec une farandole de desserts
qui dépotent ! Parfait pour aller ensuite faire une petite sieste au
milieu des otaries, tapi derrière un gros rocher pour s’abriter du vent. La VHF
à portée de main quand même !
Il
faut ensuite que je m’active un peu car le retour est dans deux heures et je
dois aller encore effectuer les prélèvements d’eau pour le contrôle annuel de
la qualité du traitement des eaux et du réseau de distribution. Nous partons
donc en balade, Aurélien (le « chef centrale ») et moi, à travers les
installations de la base : visite du local de traitement des eaux, des
collecteurs de pluie, des poches souples de stockage, sorte de matelas géants,
posés à même le sol, qui feraient des trampolines remarquables !
Description des types de filtre, traitement UV, peroxyde, filtre à charbon
actif, …J’en découvre chaque jour ! C’est un peu la visite des coulisses,
des coins où l’on ne va jamais habituellement, et qui sont pourtant vitaux pour
la base !
Hop,
ni une ni deux, me revoilà déjà dans l’hélico pour relever Joëlle. Même
manège : attente, gilet, arrivée de l’hélico, tornade de vent et hurlement
du moteur, les herbes volent, petit signe des gars de la sécu, avancée rapide,
en regardant ses pieds, ouverture des portes, on se hisse à bord, fermeture, décollage, 30
secondes de vol, atterrissage, ouverture, petits pas, tête baissée,
« eh ! rendez les gilets ! », …on se croise avec Joëlle,
impossible de se dire un mot, on entend rien (on prend donc toujours l’habitude
de se laisser des petits mots écrits entre nous à chaque switch, c’est mignon),
redécollage ! Ouf ! Fin de l’enfer sonore.
Des
petits sourires m’accueillent…Estelle et Manu, et même Patrice, d’habitude si
diplomate, se marrent en voyant l’hélico repartir et me demandent :
« Alors content de revenir dans ta cabine ? ». Moi
« … ? ». « - Ben tu trouves pas qu’elle sent très très fort
ta collègue toubib ? ». Ça ne m’avait pas marqué mais effectivement quand
je retrouve ma cabine, un mélange d’odeur de la ferme, et d’humidité (genre
poils de chien mouillé), me chatouille les narines ! La pauvre Joëlle ne
doit même plus se rendre compte que ses fringues de manip sentent l’otarie.
Mais l’hôpital est littéralement situé au milieu de la colonie et est donc
presque toute l’année au milieu du fumet subtil de ces bêtes poilues. Ah !
Les joies de la vie en pleine nature ! Il me faudra 24 heures d’aération
de cabine pour la récupérer (heureusement que j’ai trouvé récemment
l’outil pour déboulonner mon hublot).
St Paul
Une otarie qui tire la langue à Amsterdam
Jennifer, collègue des TAAF
Moment de détente au "forum", le bar du Marion
Nicolas, photographe appliqué
St Paul et Amsterdam
Un blessé et l'ambulance d'Amsterdam
Joli piqué
Pascal, le mécano, remet les pâles avant l'escale à Amsterdam
Patrice, l'OPEA
Philippe, sportif accompli
Processus très périlleux de pour déposer la grue sur la barge, lors de l'escale à Amsterdam
Visite des machines avec Richard, le chef mécano.
Yann, qui travaille pour l'IPEV
Partie de pêche à Amsterdam, depuis le Marion
St Paul
Découverte d'un petit appareil type ratrack, à Kerguelen
L'épisode de la grue à Amsterdam
St Paul
Les 2 commandants du Marion, Bernard et Pascal
Equipe de la manip du refuge Mortadelle à Kerguelen
Bon
je crois que je vous raconterai l’histoire du petit bleu la prochaine fois !
La bise.