Samedi, dix heures, c’est d’un air songeur que j’observe
la lourde chaîne se mettre en mouvement. Le signal a été donné de la
passerelle, les talkies ont grésillé, et les petites silhouettes fluo se
démènent maintenant pour actionner les commandes de l’énorme treuil. Les
cliquetis mécaniques des rouages
résonnent le long des structures d’acier du bateau. C’est la petite
musique, grinçante et monotone de l’ancre qu’on remonte et qui marque donc la
fin de l’escale à Kerguelen. 5 jours ont passé depuis ce lever de soleil
glorieux sur le golfe, à notre arrivée, mardi. Cette escale, outre les raisons
logistiques implacables, était aussi l’occasion de découvrir les îles Kerguelen
sous une lumière glacée. La rudesse de l’hiver prend ici toute sa
dimension : rafales à 80 Nds le premier jour, empêchant alors toute
opération portuaire (une journée blanche pour ainsi dire…), température de
-2 degrés ce matin (soit -15 degrés ressentis
pour un vent à 20 Nds), rafales de neige intermittentes, conditions changeantes
en quelques minutes (du ciel bleu à la tempête), averses de grêlons, verglas
sur le pont au matin, ciel bas et brouillard parfois en un instant. On comprend
alors un peu mieux le petit surnom d’îles de la désolation, donné parfois à
Kerguelen. On réalise aussi qu’on s’est nettement rapproché du pôle Sud et
qu’on rentre alors dans un courant d’air infernal qui constitue le grand
tourbillon permanent autour de l’Antarctique et participe à la régulation
mondiale du climat. On a l’impression de s’être un peu trop approché d’une
énorme machinerie, qui ressemblerait aux coulisses de notre Terre, aux moteurs
géants d’une immense régulation thermique. Enfin, en tout cas, ça
décoiffe ! En 4 jours effectifs, les missions prioritaires ont pu être
effectuées : livraison de 960 m3 de gazole, de plusieurs tonnes de
nourriture comprenant aussi des fruits et légumes frais (le rêve total pour les
hivernants !), du matériel pour les différents travaux à venir, des
bouteilles de gaz variés (oxygène, acétylène, hélium, protoxyde d’azote), à
usage industriel, médical, scientifique. Les passagers touristes sont allés en
vadrouille dans de très beaux coins : Laboureur, Ratmanov d’où ils nous
ont même ramenés des moules délicieuses et des truites dodues, pêchées en une
poignée de secondes (ça grouille de poissons ici). L’équipe toute fraîche qu’on
a amenée à bord a pris ses marques sur la base, laissant alors libre la
précédente de rejoindre le monde civilisé, après un an passé à
Port-aux-Français (PAF). Mes collèges médecins devront quant à eux patienter
encore 2 mois et demi avant l’arrivée de leur relève ! Le nouveau chef de
district, « DisKER », a pris aussi ses fonctions, au cours d’une
passation toujours solennelle (en tenue officielle, et en échangeant une très
grosse clef, tout un symbole), en compagnie de Monsieur le préfet. De mon côté,
j’ai livré la commande à SamuKER, l’hôpital de Kerguelen. J’ai pu passer deux
jours à terre, donc un en compagnie de chacune de mes 2 collègues. Chouettes
moments où l’on peut tranquillement faire le point au niveau du boulot, du
moral, de l’ambiance de la base, des projets à mener. J’ai aussi pu compléter
un peu ma connaissance de PAF (visite du garage, de Météo France, du CNES) et
assister à deux lâchers de ballon météo (scène très marrante où après de
multiples paramétrages informatiques compliqués, le technicien se retrouve
quand même à devoir galoper en plein vent avec son gros ballon de baudruche
au-dessus de la tête pour que celui-ci parte bien vers le ciel : ou quand
la technologie ne fait pas tout…).
Préparation au lâcher quotidien du ballon-sonde (Météo France).
Aux abords de Kerguelen...
Le Mont Ross en fin de journée.
Près de PAF
Installation de la manche à gasoil.
Dans le golfe du Morbihan.
Au petit matin, sur le pont du Marion-Dufresne.
Près de PAF.
Entre PAF et Ratmanoff, une fusée d'époque ! (des soviétiques sont venus faire de la recherche à Kerguelen il y a 30-40 ans)
La station CNES
Une partie de base à droite (PAF)
Je
garderai en mémoire le paysage fabuleux de Kerguelen, au petit matin, baigné
d’un soleil éclatant mais froid, qui fait éclater un tableau contrasté :
le blanc étincelant des montagnes enneigées se reflétant dans les eaux bleu
sombre du golfe. Un plan d’eau immobile que seule une brise fait frémir,
quelques vaguelettes qui viennent cogner sur la coque, formant un clapotis
amical. Et les montagnes, partout, tout autour, à perte de vue, du Mont Ross,
le plus haut et escarpé, aux créneaux du Château, bloc rocheux massif, au
somment en forme de mâchicoulis. La nature sauvage à perte de vue, comme un
appel imminent, insistant, tenace, à des
expéditions aventureuses. On aimerait alors attraper un bon sac à dos, le
remplir de vivres, d’une bonne tente et d’un duvet chaud, et s’enfoncer dans
les vallons gelés, avec sa carte et sa boussole, en glissant sur des skis. Bon,
pour le moment « faut fair’ l’gazole » et donc assurer la sécurité
des marins qui toute la journée vont trimer, se geler les mains, respirer
quelques vapeurs d’hydrocarbures, se coincer quelques doigts, …Je remets mes
rêves de glissades à plus tard alors. Mais je n’oublie pas cette émotion
puissante du petit matin sous la neige.
Je
me souviendrai aussi des confidences de mes collègues, BibCro, BibKer et Bibou
(KER). Ou comment on peut avoir la douloureuse impression, que les difficultés
à vivre en semble sont tout aussi présentes au bout du monde. Que les
bassesses, les commérages, les intimidations ne sont pas atténuées pour
l’impérieuse nécessité de faire vivre un petit groupe. Que la mobilisation pour
un objectif commun motivant (faire fonctionner la recherche polaire) ne suffit
pas à adoucir les rivalités, à rapprocher les hommes, à faciliter la
communication. Finalement, l’obligation de vivre en petit groupe, au cours d’une
période prolongée, dans une intimité très relative semble avoir souvent raison
des espoirs finalement naïfs d’une harmonie communautaire. Et la beauté du
paysage n’y change pas grand-chose. La vie en société n’est décidément pas
simple.
Cependant,
les belles rencontres rétablissent nettement ce constat un peu dur. Car, ici
plus qu’ailleurs, on croise des passionnés, des enthousiastes, des motivés. Des
gens volontaires et curieux qui font partager leur plaisir. Des gens qui ne
sont pas avares de témoignages, d’anecdotes, de souvenirs. Qui continuent de
s’émerveiller, de chercher, de réfléchir, de se marrer. Et ces rencontres-là
sont précieuses et stimulantes. Et ne sont pas si rares par ici. C’est vraiment
ces moments-là qui donnent sa dimension au voyage, son caractère unique,
singulier : Patrick, le technicien du Centre National d’Etudes Spatiales,
qui peut raconter, pendant des heures, le ballet des satellites au-dessus de
nos têtes, Philippe, le chef météo à l’air malicieux, ravi d’envoyer des sondes
dans les nuages, Jérôme, le boulanger, qui mitonne dans ses fours des desserts
savoureux et surveille d’un œil attentif la cuisson des baguettes, Guillaume,
le jeune scientifique, qui connaît comme sa poche le monde des éléphants de
mer…
Voilà.
Kerguelen, au revoir. On revient dans 2 mois ½.
Cap
sur Amsterdam et St Paul ! On est juste en train de sortir du golfe du
Morbihan, devant PAF. On va devoir s’accrocher car habituellement la navigation
après KER est plutôt musclée, et alors là en plein hiver, ça risque de
chahuter. Je vous raconterai ça.