jeudi 19 janvier 2012

Mardi 10 Janvier : DES TEMOINS SILENCIEUX ET EBAHIS

 Base Alfred Faure, île de La Possession, archipel de Crozet.
 Michel, qui faisait parti de la première mission polaire à Crozet
 Préparation d'un vol avec le caméraman (dans l'hélico), le pilote (orange), le directeur de la réserve naturelle.
 Adrien.
 Retrouvailles à Port-aux-français, Kerguelen.
 Application à la lettre du concept d'"instant suspendu".
 Anse des pachas, Kerguelen.
 Base Martin-de-Viviès, Amsterdam.
Mare aux éléphants, Amsterdam.

 Errer, se promener, s’aventurer, se perdre un peu, pas tout à fait, persévérer, crapahuter, se retourner,  et recommencer, un peu à côté. Tâtonner, se retrouver, progresser, avancer encore un peu, pénétrer dans l’inconnu, se balader dans la plus sauvage des natures, entre océan et montagnes. Vadrouiller sur la carte, près de zones encore vierges, jamais arpentées par l’homme, qui sont le territoire exclusif des animaux : rennes, mouflons, oiseaux, éléphants de mer, otaries, manchots rigolos : ici, on est un invité, rentré presque par effraction, on est en sursis, pour quelques heures, semaines ou mois tout au plus, dans le royaume des animaux, on se sent comme un intrus temporaire dans leur domaine. Et c’est donc en savourant d’autant plus ces instants suspendus, magiques, inhabituels, qu’on sillonne ce territoire incroyable, où l’homme est toléré tant qu’il n’empiète pas trop ! Ceux qui savourent ensemble cet environnement se sentent inévitablement complices ; le rapprochement s’opère spontanément car chacun vit les mêmes émotions, le plaisir est partagé instantanément ; nous sommes tous les témoins silencieux et ébahis par ce spectacle permanent. Voilà ce que j’ai pu ressentir encore aujourd’hui, en foulant le sol de Kerguelen. En fin de matinée, je suis libéré de toute obligation, n’étant plus à bord tout en profitant de ma subordination au médecin-chef de Port-aux-français (PAF, le nom de la base de Kerguelen), restée sur base ce jour-ci ! J’en profite donc pour aller me promener à l’anse des pachas. Armé d’une radio, d’un appareil photo et de toute ma curiosité, je prends le chemin de cette petite plage qui abrite quelques dizaines d’éléphants de mer, somnolant nonchalamment, perdus dans leurs bourrelets, si nombreux qu’ils semblent former une combinaison devenue bien trop vaste pour leur propriétaire. Le sentier qui mène à cette plage serpente le long de la côte et offre des points de vue magnifiques sur le Marion-Dufresne, mouillant fièrement une centaine de mètre plus loin. On traverse aussi des colonies d’oiseaux, clouées au sol par le vent violent (30-35 nds), quelques manchots papous qui semblent égarés. On évolue au milieu des azorelles, petites plantes rases aux fleurs d’un rouge sanguin, hérissées de crochets leur permettant de s’agripper à nos vêtements si fortement qu’on les retrouve encore plusieurs jours après. Se promener dans ces grandes étendues sauvages réveille un sentiment puissant, qui semble surgir des profondeurs de soi ; comme une rémanence d’un temps ancien, celui des chasseurs-cueilleurs, où nos ancêtres parcouraient des dizaines de km chaque jour, cherchant plantes et gibiers. Une période où l’homme s’est spécialisée dans la marche et la course, mieux que tout autre animal ; plus endurant que les hordes de chevaux, plus rapide que les ruminants, plus agile que les sangliers, plus robuste que les félins… Se retrouver en plein cœur de la nature semble finalement relever d’une évidence et nous replace au cœur d’un grand et ancestral équilibre. C’est un sentiment vraiment étrange, incongru au départ, agréable aussi, et qui soulève la chape de plomb de nos plaisirs primitifs, archaïques : on aurait envie alors d’attraper une tente, quelques vivres dans un sac, des bottes, des cartes en vrac, pour ensuite partir à toutes jambes dans la pente ! On voudrait n’écouter que son envie première, celle d’aller partout et d’explorer, les vallées, les pics, les sommets, de partir se perdre dans un bosquet, quelques fourrés ! Ensuite, on voit au loin quelques dômes enneigés, le névé d’une montagne, et bientôt on distingue presque la grande calotte glacière qui occupe presque tout la moitié ouest de l’île. L’envie, timide au début, se fait maintenant pressante, irrésistible, et guiderait presque nos pas sur le sentier qui s’élève au loin… 

Bon, c’est là qu’on commence à trop lever le nez, et inévitablement, on glisse dans une souille, le nom charmant donné aux trous d’eau croupie, façonnés par le lent mouvement de reptation des éléph’ quand ils se prélassent dans une zone humide et souvent déclive. Je fais donc une belle glissade sur une pente que j’avais négligée, et sans un rétablissement prompt j’aurais fini le cul dans la boue, situation peu adaptée, 5 minutes avant le déjeuner sur base, avec le préfet et ses huiles ! 

J’ai quand même eu le temps de faire quelques belles photos, entre deux rêveries d’escapade sauvage. J’ai pu aussi apprécier l’ambiance de PAF, l’accueil chaleureux de ses pensionnaires, la singulière amitié qui lie rapidement les gens, le respect et la solidarité affichés par tous, et nécessaires au bon fonctionnement de ce petit village à la cordialité si sincère ! En étant juste de passage lors des escales, on ne peut que survoler cette atmosphère, y goûter du bout des lèvres, mais déjà on ressent la chaleur des hivernants, leur proximité, la puissant amitié qui les lie, et on assiste aux adieux difficiles qui précèdent les dernières rotations de l’hélico, ramenant ceux qui ont terminé leur mission sur le bateau puis à la Réunion et enfin en métropole ; le voyage du retour sera encore long mais leur permettra de faire progressivement le deuil de cette belle expérience, et de se préparer à replonger dans la grande et frénétique société !

Le Marion est aussi une espèce de sas pour tous ces aventuriers d’un temps, arrachés à leurs coreligionnaires.
Et notre petit sas reprend sa route, imperturbable, hermétique à notre sentimentalité parfois un peu exacerbée dans cet environnement si particulier ! Nous voici donc en route ce soir pour Amsterdam, dernière étape de notre tournée des îles.  L’escale kerguélénienne fut aussi belle qu’elle fut courte ! 

Cette île est vraiment fascinante ! J’ai d’ailleurs commencé un très beau livre de Raymond Rallier du Baty (« Aventures aux Kerguelen ») qui retrace les aventures des deux frères bretons, au sein d’un équipage totalisant 8 marins. Etonnant !

J’espère que vous vous portez comme des charmes.
Sincèrement,
Martin.

1 commentaire:

  1. C'est un vrai plaisir de lire ton blog! Détails concrets, images d'ensemble, sensations... On s'y croirait! Et ça donne envie!
    Bonne continuation et au plaisir de te relire!
    Pauline

    RépondreSupprimer