vendredi 20 avril 2012

OP1 EP4 : Survoler les orques !


 Vendredi après-midi. Appel général sur les haut-parleurs du bateau… : « Brrshpttt…Martin est demandé en passerelle…je répète…Martin est demandé en passerelle…chpprtt ».
OK, ils ont bien dit Martin…euh, pas d’autre Martin à bord, donc c’est de moi dont il s’agit…Très bien, pas de panique, retrouver mes chaussures, peut-être sous les BD dévorées cet après-midi, …non, la houle les aurait fait glisser…ah, et mettre un pantalon, c’est quand même plus présentable…euh, passer par la pharmacie pour avoir une trousse de secours…ont pas précisé à la radio…bon, y aller comme ça…ah, oui, ma deuxième chaussure…
Pas facile d’être réveillé en pleine sieste, surtout après cette énorme entrecôte saignante et ces deux éclairs au chocolat…note pour plus tard : pas plus d’un éclair.
Escaliers 4 à 4, j’arrive en passerelle (poste de pilotage), c’est Matilda, la guide des touristes, qui veut me voir, mais ne semble pas si pressée que ça puisqu’elle finit tranquillement sa conversation avec Patrice, l’OPEA ; je reste stupéfait, interdit. Estelle, le second capitaine, voit mon étonnement (un appel général d’un côté, procédure pas si fréquente ; pas d’urgence évidente de l’autre…). Matilda me repère enfin, et m’explique, très calmement, qu’un touriste s’est fait mal au mollet pendant la randonnée sur Crozet et nécessite donc un examen. Merci pour l’ascenseur émotionnel !

Direction le pont F, et la cabine du blessé, qui nous ouvre (à Matilda et moi) dans une sémillante tenue sans doute très à la mode dans les années trente : maillot de corps trop long, glissé dans un slip kangourou immense, aux tons blancs assortis. C’est un touriste néerlandais de 80 ans, baroudeur infatigable, qui a visité de long en large les régions polaires et vient nous ouvrir, le sourire aux lèvres ! Le traumatisme ne doit pas être trop grave à première vue. Matilda nous laisse et j’examine le mollet blessé que Monsieur K me présente dans un mouvement délié, d’une souplesse étonnante ; je le rassure, m’occupe de ce mollet, nous discutons quelques minutes et je retrouve ma tanière, tranquillement. L’urgence était relative.
Cette position de médecin embarqué ressemble un peu à une très grande garde, heureusement très calme en général. Mais on se doit alors d’être toujours opérationnel et donc préparé au pire, alors quand une annonce survient on s’attend forcément au pire car on s’en est persuadé depuis le temps ! Heureusement, le pire est rare. Cependant, la différence avec une garde c’est qu’on est ici vraiment tout seul. Aucun collègue pour relativiser, parler des patients, prendre un peu de recul. Il faut donc effectuer ce petit travail de relaxation de son côté. Rester souple et serein dans l’attente. Concentré mais décontracté. Comme un sportif, quoi. Cet  équilibre se trouve assez facilement car à bord il y a mille petites choses à faire, plein de gens très chouettes à rencontrer, plein d’occasions de tailler une bavette au bar, au café, au sport…bref de penser à autre chose.

Et de belles escales sur les îles ! Je me réveille samedi matin et m’apprête à  aller passer une deuxième journée à Crozet. La chance nous sourit, le temps est radieux : peu de vent, un grand soleil, un air froid et assez sec. J’enfile polaires, gants et bonnets, j’attrape mon appareil photo et me voici dans l’hélico. A l’arrivée sur l’île, Philippe, le BibCro, m’enjoins de ne pas traîner pour me rendre à l’hôpital car il y a deux problèmes urgents à régler, puis il disparaît dans l’hélico au milieu des bourrasques soulevées par le hurlement des pâles. Bon, finalement, cette journée de détente ne s’annonce pas si calme.
Je passe donc une partie de la matinée entre le bureau de Philippe, avec les collègues de Kerguelen au téléphone puis avec le cuisto de Crozet, qui vient de recevoir des nouvelles de métropole difficiles à digérer. Les émotions ce matin se succèdent sans se ressembler ; d’un moment à l’autre, me voici frétillant à l’idée d’aller respirer profondément l’air frais de Crozet, émerveillé par le spectacle d’une nature foisonnante, puis au chevet d’un collègue de mission, tétanisé par la tristesse. Matinée étrange… Le soleil est radieux mais semble nous adresser un clin d’œil d’impuissance comme s’il avait fait son maximum pour réchauffer les cœurs, sans succès. Parfois, pas grand-chose ne peut atténuer la douleur d’un grand gaillard, sensible et concerné, mais désarmé, isolé, culpabilisé d’être trop loin des siens pour les aider. Bon mon grand gaillard se ressaisit un peu, retourne à ses fourneaux, sèche une larme, et s’attaque aux oignons. Hum, mauvais choix.

De mon côté, c’est l’occasion ou jamais d’aller enfin découvrir le Bollart. J’essaie de retrouver le petit sentier qui quitte la base pour rejoindre le Bollart, donc, une minuscule bande herbeuse qui serpente entre les nids d’albatros, à flanc de falaise. La pente est marquée, les herbes hautes et trempées, il faut éviter les souilles, gros trous remplis de boue. Des caillebotis ont été installés par endroit, rendant la marche un peu moins périlleuse. J’aurais dû prendre des bottes... Le soleil est toujours vaillant, malgré les groupes de nuages qui filent à grand vitesse dans le ciel. Le vent forcit tranquillement. Les oiseaux sont nombreux ; les manchots, en contre-bas, sont des dizaines de milliers et leurs piaillements permanents fait partie du paysage. Ils forment un tapis noir et blanc, en mouvement permanent, comme animé d’une houle par moment, résultat de l’attaque d’un pétrel géant ou autre oiseau carnassier, qui fend la manchotière en deux quand il est en chasse d’un oisillon dodu. Son vol lugubre anime la masse compacte des manchots de grands tremblements de panique. Il a une allure de vautour ce gros animal volant. Au sol, il parcourt par petits bonds les zones où sont rassemblés les poussins (les « crèches ») étendant son long cou pour tenter d’attraper un oisillon. Le spectacle d’une nature sauvage est partout. Sur notre sentier, c’est beaucoup plus calme, les albatros, immenses, couvent tranquillement leurs nids géants. Les yeux mi-clos, rien ne pourrait les déranger, pas même les groupes de touristes aux flashs crépitants. Il paraît poser, comme une vedette sûre de ses atouts.
Plus loin, au large, on voit la silhouette du Marion, manœuvrant pour mettre en place la manche à gasoil. L’opération est délicate : il faut dérouler la manche dont l’extrémité libre est tenue par un marin à bord d’un zodiac, jusqu’à la connexion à terre, qui va permettre de ravitailler la base pour l’hiver. La manche devra donc flotter dans la baie du Marin, sur 400 mètres environ, et le bateau ajuster en permanence sa position pour s’adapter aux mouvements des vents et courants, menaçants de mettre la manche sous tension et de la rompre. Le commandant, qui nous accompagne ce matin, semble inquiet. Il scrute la baie, et explique à un de ses lieutenants que la position est critique, car la manche est en train de s’enrouler autour du bateau, menaçant de passer dans l’hélice. Pourtant, d’où il se trouve, il ne peut rien faire et doit donc compter sur la réactivité et l’ingéniosité du 2nd capitaine. Les touristes continuent de leur côté leur balade, nonchalamment, le nez au vent. Simultanément, le Marion effectue une lente rotation sur lui-même, pour défaire la boucle qui le menace. Tout doucement, car la grande longueur de manche déroulée provoque une tension considérable. Il faudra presque une heure et tout le doigté du pilote pour défaire ce piège et assurer la suite de la distribution de gasoil. Ouf… le commandant peut reprendre sa promenade.
On descend avec lui à la grande manchotière et nous promenons quelques minutes au milieu de tous ces animaux. Moment toujours magique.













2 heures plus tard, et le ventre rempli de saumons et de légines, nous revoilà sur la DZ de Crozet pour le départ définitif et la fin de l’escale. Toute la mission est rassemblée pour saluer les partants. Le cœur lourd, les campagnards d’été profitent encore quelques minutes de leur île, avant de la quitter, définitivement pour la plupart. Les embrassades durent, les derniers mots sont suivis d’autres derniers mots, mais bientôt le DisCro sonne le départ. Je complète le premier hélico. Le vol doit durer 30 secondes à peine, pour rejoindre le Marion. Mais là, incroyable hasard, le pilote vient d’apercevoir 3 orques faisant surface dans la baie du marin et il change donc instantanément de cap pour survoler ces 3 grosses tâches sombres. Un piqué permet de s’en rapprocher et simultanément les 3 orques font à nouveau surface pour respirer. Le moment est magique, on se regarde du coin de l’œil pour être sûr de ne pas rêver ! 2 secondes surréalistes où l’on croirait accompagner ces gros mammifères dans leur nage gracieuse et lente. On voudrait pouvoir les suivre encore mais Pascal a déjà orienter  le nez de l’hélico vers le pont arrière. Je ne sais pas si mes copains à bord me croiront !

Dimanche matin. La journée commençait pourtant bien : j’avais en effet réussi à rattraper à l’aveuglette la savonnette sous la douche. Elle m’avait échappé dans le dos, et en tendant la main au-dessus des fesses et en ouvrant la paume vers le haut, hop, le savon y a atterri par magie ! De bons augures pour la suite … ? Pas du tout : aujourd’hui je ne vais sortir de l’hôpital que pour manger ! Le dimanche les marins font relâche et en profitent pour se soigner s’il le faut. Il le faut manifestement ! Attelles, strapping, entorses, gonflements articulaires, lumbago, goutte, boiteries, boutons, abcès, incisions, méchage, … la vie du marin est rude ! Un problème de gastro-entérologie m’amène aussi à déclencher la procédure de télémédecine…Conversations toujours surréalistes avec la standardiste de l’hôpital à St Pierre : « - Pardon, je ne comprends pas bien, ça coupe… - grchhh…-Vous appelez d’où ? – De Kerguelen. – Où ça ? C’est vers St Gilles ? Qui êtes-vous ? Dr Moulet ?...J’essaie de vous le passer, oui…Ah, il ne répond pas, bon essayez plus tard… ! Ou sinon envoyez votre patiente aux urgences, le Dr Machin l’a verra ! ». Pas si facile la télémédecine !

« 2ème service du déjeuner, je répète, 2ème service du déjeuner. » Quoi ? Déjà midi et quart ? Bon, alors je vous laisse !

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