Vendredi après-midi. Appel général sur les haut-parleurs du
bateau… : « Brrshpttt…Martin est demandé en passerelle…je
répète…Martin est demandé en passerelle…chpprtt ».
OK, ils ont bien dit Martin…euh, pas d’autre Martin à bord,
donc c’est de moi dont il s’agit…Très bien, pas de panique, retrouver mes
chaussures, peut-être sous les BD dévorées cet après-midi, …non, la houle les
aurait fait glisser…ah, et mettre un pantalon, c’est quand même plus
présentable…euh, passer par la pharmacie pour avoir une trousse de secours…ont
pas précisé à la radio…bon, y aller comme ça…ah, oui, ma deuxième chaussure…
Pas facile d’être réveillé en pleine sieste, surtout après
cette énorme entrecôte saignante et ces deux éclairs au chocolat…note pour plus
tard : pas plus d’un éclair.
Escaliers 4 à 4, j’arrive en passerelle (poste de pilotage),
c’est Matilda, la guide des touristes, qui veut me voir, mais ne semble pas si
pressée que ça puisqu’elle finit tranquillement sa conversation avec Patrice, l’OPEA ;
je reste stupéfait, interdit. Estelle, le second capitaine, voit mon étonnement
(un appel général d’un côté, procédure pas si fréquente ; pas d’urgence
évidente de l’autre…). Matilda me repère enfin, et m’explique, très calmement,
qu’un touriste s’est fait mal au mollet pendant la randonnée sur Crozet et nécessite
donc un examen. Merci pour l’ascenseur émotionnel !
Direction le pont F, et la cabine du blessé, qui nous ouvre
(à Matilda et moi) dans une sémillante tenue sans doute très à la mode dans les
années trente : maillot de corps trop long, glissé dans un slip kangourou
immense, aux tons blancs assortis. C’est un touriste néerlandais de 80 ans,
baroudeur infatigable, qui a visité de long en large les régions polaires et
vient nous ouvrir, le sourire aux lèvres ! Le traumatisme ne doit pas être
trop grave à première vue. Matilda nous laisse et j’examine le mollet blessé
que Monsieur K me présente dans un mouvement délié, d’une souplesse
étonnante ; je le rassure, m’occupe de ce mollet, nous discutons quelques
minutes et je retrouve ma tanière, tranquillement. L’urgence était relative.
Cette position de médecin embarqué ressemble un peu à une
très grande garde, heureusement très calme en général. Mais on se doit alors
d’être toujours opérationnel et donc préparé au pire, alors quand une annonce
survient on s’attend forcément au pire car on s’en est persuadé depuis le temps
! Heureusement, le pire est rare. Cependant, la différence avec une garde c’est
qu’on est ici vraiment tout seul. Aucun collègue pour relativiser, parler des
patients, prendre un peu de recul. Il faut donc effectuer ce petit travail de
relaxation de son côté. Rester souple et serein dans l’attente. Concentré mais
décontracté. Comme un sportif, quoi. Cet équilibre se trouve assez facilement car à
bord il y a mille petites choses à faire, plein de gens très chouettes à
rencontrer, plein d’occasions de tailler une bavette au bar, au café, au sport…bref
de penser à autre chose.
Et de belles escales sur les îles ! Je me réveille
samedi matin et m’apprête à aller passer
une deuxième journée à Crozet. La chance nous sourit, le temps est
radieux : peu de vent, un grand soleil, un air froid et assez sec.
J’enfile polaires, gants et bonnets, j’attrape mon appareil photo et me voici
dans l’hélico. A l’arrivée sur l’île, Philippe, le BibCro, m’enjoins de ne pas
traîner pour me rendre à l’hôpital car il y a deux problèmes urgents à régler,
puis il disparaît dans l’hélico au milieu des bourrasques soulevées par le
hurlement des pâles. Bon, finalement, cette journée de détente ne s’annonce pas
si calme.
Je passe donc une partie de la matinée entre le bureau de
Philippe, avec les collègues de Kerguelen au téléphone puis avec le cuisto de
Crozet, qui vient de recevoir des nouvelles de métropole difficiles à digérer. Les
émotions ce matin se succèdent sans se ressembler ; d’un moment à l’autre,
me voici frétillant à l’idée d’aller respirer profondément l’air frais de
Crozet, émerveillé par le spectacle d’une nature foisonnante, puis au chevet
d’un collègue de mission, tétanisé par la tristesse. Matinée étrange… Le soleil
est radieux mais semble nous adresser un clin d’œil d’impuissance comme s’il
avait fait son maximum pour réchauffer les cœurs, sans succès. Parfois, pas
grand-chose ne peut atténuer la douleur d’un grand gaillard, sensible et
concerné, mais désarmé, isolé, culpabilisé d’être trop loin des siens pour les
aider. Bon mon grand gaillard se ressaisit un peu, retourne à ses fourneaux,
sèche une larme, et s’attaque aux oignons. Hum, mauvais choix.
De mon côté, c’est l’occasion ou jamais d’aller enfin
découvrir le Bollart. J’essaie de retrouver le petit sentier qui quitte la base
pour rejoindre le Bollart, donc, une minuscule bande herbeuse qui serpente
entre les nids d’albatros, à flanc de falaise. La pente est marquée, les herbes
hautes et trempées, il faut éviter les souilles, gros trous remplis de boue.
Des caillebotis ont été installés par endroit, rendant la marche un peu moins
périlleuse. J’aurais dû prendre des bottes... Le soleil est toujours vaillant, malgré
les groupes de nuages qui filent à grand vitesse dans le ciel. Le vent forcit
tranquillement. Les oiseaux sont nombreux ; les manchots, en contre-bas,
sont des dizaines de milliers et leurs piaillements permanents fait partie du
paysage. Ils forment un tapis noir et blanc, en mouvement permanent, comme
animé d’une houle par moment, résultat de l’attaque d’un pétrel géant ou autre
oiseau carnassier, qui fend la manchotière en deux quand il est en chasse d’un
oisillon dodu. Son vol lugubre anime la masse compacte des manchots de grands
tremblements de panique. Il a une allure de vautour ce gros animal volant. Au
sol, il parcourt par petits bonds les zones où sont rassemblés les poussins
(les « crèches ») étendant son long cou pour tenter d’attraper un oisillon.
Le spectacle d’une nature sauvage est partout. Sur notre sentier, c’est
beaucoup plus calme, les albatros, immenses, couvent tranquillement leurs nids
géants. Les yeux mi-clos, rien ne pourrait les déranger, pas même les groupes
de touristes aux flashs crépitants. Il paraît poser, comme une vedette sûre de
ses atouts.
Plus loin, au large, on voit la silhouette du Marion,
manœuvrant pour mettre en place la manche à gasoil. L’opération est
délicate : il faut dérouler la manche dont l’extrémité libre est tenue par
un marin à bord d’un zodiac, jusqu’à la connexion à terre, qui va permettre de
ravitailler la base pour l’hiver. La manche devra donc flotter dans la baie du
Marin, sur 400 mètres environ, et le bateau ajuster en permanence sa position
pour s’adapter aux mouvements des vents et courants, menaçants de mettre la
manche sous tension et de la rompre. Le commandant, qui nous accompagne ce
matin, semble inquiet. Il scrute la baie, et explique à un de ses lieutenants
que la position est critique, car la manche est en train de s’enrouler autour
du bateau, menaçant de passer dans l’hélice. Pourtant, d’où il se trouve, il ne
peut rien faire et doit donc compter sur la réactivité et l’ingéniosité du 2nd
capitaine. Les touristes continuent de leur côté leur balade, nonchalamment, le
nez au vent. Simultanément, le Marion effectue une lente rotation sur lui-même,
pour défaire la boucle qui le menace. Tout doucement, car la grande longueur de
manche déroulée provoque une tension considérable. Il faudra presque une heure
et tout le doigté du pilote pour défaire ce piège et assurer la suite de la
distribution de gasoil. Ouf… le commandant peut reprendre sa promenade.
On descend avec lui à la grande manchotière et nous
promenons quelques minutes au milieu de tous ces animaux. Moment toujours
magique.
2 heures plus tard, et le ventre rempli de saumons et de
légines, nous revoilà sur la DZ de Crozet pour le départ définitif et la fin de
l’escale. Toute la mission est rassemblée pour saluer les partants. Le cœur
lourd, les campagnards d’été profitent encore quelques minutes de leur île,
avant de la quitter, définitivement pour la plupart. Les embrassades durent,
les derniers mots sont suivis d’autres derniers mots, mais bientôt le DisCro
sonne le départ. Je complète le premier hélico. Le vol doit durer 30 secondes à
peine, pour rejoindre le Marion. Mais là, incroyable hasard, le pilote vient
d’apercevoir 3 orques faisant surface dans la baie du marin et il change donc
instantanément de cap pour survoler ces 3 grosses tâches sombres. Un piqué
permet de s’en rapprocher et simultanément les 3 orques font à nouveau surface
pour respirer. Le moment est magique, on se regarde du coin de l’œil pour être
sûr de ne pas rêver ! 2 secondes surréalistes où l’on croirait accompagner
ces gros mammifères dans leur nage gracieuse et lente. On voudrait pouvoir les
suivre encore mais Pascal a déjà orienter le nez de l’hélico vers le pont arrière. Je ne
sais pas si mes copains à bord me croiront !
Dimanche matin. La journée commençait pourtant bien :
j’avais en effet réussi à rattraper à l’aveuglette la savonnette sous la
douche. Elle m’avait échappé dans le dos, et en tendant la main au-dessus des
fesses et en ouvrant la paume vers le haut, hop, le savon y a atterri par
magie ! De bons augures pour la suite … ? Pas du tout :
aujourd’hui je ne vais sortir de l’hôpital que pour manger ! Le dimanche
les marins font relâche et en profitent pour se soigner s’il le faut. Il le
faut manifestement ! Attelles, strapping, entorses, gonflements
articulaires, lumbago, goutte, boiteries, boutons, abcès, incisions, méchage, …
la vie du marin est rude ! Un problème de gastro-entérologie m’amène aussi
à déclencher la procédure de télémédecine…Conversations toujours surréalistes
avec la standardiste de l’hôpital à St Pierre : « - Pardon, je ne
comprends pas bien, ça coupe… - grchhh…-Vous appelez d’où ? – De
Kerguelen. – Où ça ? C’est vers St Gilles ? Qui êtes-vous ? Dr
Moulet ?...J’essaie de vous le passer, oui…Ah, il ne répond pas, bon
essayez plus tard… ! Ou sinon envoyez votre patiente aux urgences, le Dr
Machin l’a verra ! ». Pas si facile la télémédecine !
« 2ème service du déjeuner, je répète, 2ème
service du déjeuner. » Quoi ? Déjà midi et quart ? Bon, alors je
vous laisse !
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